Pour la première fois, l’histoire détaillée de l’introduction d’un mammifère a pu être reconstituée en l’absence d’observation directe. Une étude publiée dans Science Advances par une équipe internationale composée de chercheurs et chercheuses CNRS du laboratoire Environnements, Dynamiques et Territoires de la Montagne (EDYTEM), associés à des chercheurs et chercheuses du Laboratoire d’Écologie Alpine (LECA, équipe grenobloise) et des universités de Milan (Italie) et de Bergen (Norvège) montre que l’introduction du lapin à Kerguelen a provoqué en quelques années une profonde mutation du couvert végétal et une intense crise érosive. Si le niveau d’érosion s’est depuis stabilisé, le paysage actuel est en grande partie hérité de cette perturbation, montrant que l’introduction d’espèces dans des milieux isolés provoque des changements à la fois rapides et durables.
L’introduction d’espèces invasives est un processus majeur de perturbations des écosystèmes. Si les effets de ces introductions ont été largement étudiés, on connait encore très mal les processus et les cinétiques de ces perturbations. Cette étude internationale apporte ainsi un éclairage original sur les modalités et la durabilité des changements écologiques provoqués par l’introduction du lapin sur les îles Kerguelen (Terres Australes et Antarctiques Françaises).
L’introduction d’une espèce exogène révélée par l’ADN sédimentaire lacustre
À l’instar de nombreuses îles, l’archipel des Kerguelen a fait l’objet d’introductions de plusieurs mammifères herbivores au cours des XIXe et XXe siècle. Ces introductions d’espèces, dans des systèmes isolés et jusqu’alors dépourvus de mammifères terrestres et de prédateurs, ont bouleversé leur fonctionnement écologique. Or, en dépit des observations des voyageurs et des scientifiques qui ont relaté des changements visibles, on connait très mal les processus et les rythmes des perturbations engendrées. Pour y accéder, l’équipe de chercheuses et chercheurs a étudié l’ADN contenu dans des sédiments de lac en combinant deux méthodes : rétro-observation et écologie moléculaire.
La rétro-observation tire profit sur la capacité des sédiments de lacs à enregistrer l’histoire du bassin versant qui les entoure. L’écologie moléculaire permet d’identifier la présence d’espèces dans un milieu en analysant les minuscules fragments d’ADN laissés derrière elles. Cette combinaison permet in fine de reconstituer les dynamiques écologiques à l’œuvre en des lieux et pour des périodes de temps pour lesquels aucune observation directe n’avait été réalisée.
Les sédiments d’un petit lac de Kerguelen ont été échantillonnés en décembre 2014 dans le cadre d’une mission sous l’égide de l’Institut Polaire français (IPEV). L’analyse des fragments d’ADN piégés dans les sédiments indique une grande stabilité des communautés végétales entre 1400 et 1940. À cette date, de l’ADN de lapin est détecté, associé à des spores de champignons connus pour se développer sur les fèces des animaux. La population de lapin s’est donc installée durablement dans ce site dans les années 40, soit 65 ans après l’introduction du lapin en 1874, à une vingtaine de km de là.
Introduction du lapin, modifications des communautés et crise érosive
Dès l’arrivée des lapins dans le bassin versant, l’érosion augmente drastiquement et l’ADN sédimentaire pointe le déclin d’espèces végétales jusqu’alors dominantes (notamment une plante en coussin Azorella selago) et l’expansion de l’espèce dominante d’aujourd’hui (Aceana magellanica).
Après une période initiale de bouleversement, le paysage végétal actuel est mis en place vingt ans après la première détection du lapin et est donc en grande partie hérité de cette période. Les effets sur l’érosion sont encore visibles sur le terrain, mais à l’échelle du bassin versant, ils ont été transitoires, puisque l’érosion a connu un maximum en 1950 puis a commencé à décroître.
Introduction d’espèces et Anthropocène dans les Iles Australes
Les grandes lignes des changements mis en évidence par cette étude étaient connues des scientifiques travaillant sur les îles australes. Cependant, jusqu’à présent, il était impossible d’accéder à la chronologie des faits ayant conduit à la situation actuelle. En apportant ces éléments nouveaux, l’étude publiée dans Sciences Advances, révèle le potentiel du couplage entre archive naturelle et ADN environnemental pour retracer l’histoire des introductions d’espèces et leurs conséquences environnementales.
Ce type d’approche est particulièrement nécessaire pour comprendre comment les dynamiques environnementales de fond sont affectées par les activités humaines à l’heure de l’Anthropocène.
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Contacts :
- Jérôme Poulenard, chercheur au laboratoire EDYTEM
- Fabien Arnaud, chercheur au laboratoire EDYTEM